Actualité des « Pastorales de Longus »

Sente de la chèvre qui bâille : le livre

Lire La Chèvre jaune & Balade caprine à travers la littérature tourangelle

Lire La Chèvre jaune & Balade caprine à travers la littérature tourangelle

Dès 1945, la France, inspirée par les Etats-Unis et les nations du nord de l'Europe, adopte l'élevage rationnel des animaux qui nous prodiguent viandes, lait, oeufs et autres bienfaits. En 1946, notre gouvernement crée l'Institut National de Recherche Agronomique ou Inra. Il s'agit d'abaisser les coûts et d'accroître la productivité animale en maîtrisant les processus de reproduction, d'amélioration du matériel génétique, de mettre au point les techniques d'exploitation industrielle des animaux, de déterminer leurs besoins alimentaires.

Ainsi avons-nous voulu matérialiser l'utopie scientiste du XIXe siècle, inspirée par la théorie de « l'animal-machine » chère à René Descartes [1] et son Discours de la méthode, concrétisée par la zootechnie [2] qui enseigne inlassablement dans les écoles d'agriculture que « les animaux sont des machines au même titre que les locomotives de nos chemins de fer, les appareils de nos usines où l'on distille, où l'on fabrique du sucre, de la fécule, où l'on moud, où l'on transforme une matière quelconque. » [3]

« En fait, les nouvelles techniques du génie génétique permettent à l'homme de tout envisager, de tout imaginer. Elles lui donnent un pouvoir hallucinant. Elles en font l'égal des dieux » écrit, en 1994, le docteur vétérinaire Jacques Risse dans l'histoire de l'élevage français. [4]

En 1990, la France s'avère au tout premier rang des consommateurs de protéines animales. Nous consommons 105 kg de viande par habitant et par an contre 45 kg en 1938 !

Selon René Dumont, « Les porcs, les oeufs, les volailles ne sont plus que des céréales transformées ». [5]

En 1967, le sociologue Henri Mendras constate « la fin des paysans ».

En 1990, Marcel Gauchet, rédacteur de la revue Le débat [6] se réjouit dans Pleurer les paysans ? de voir s'éteindre « l'une des espèces les plus irréductiblement rebelles à l'esprit authentique de la démocratie » !

En 1995, Emmanuel Leroy-Ladurie annonce que « l'élevage hors-sol se développera davantage. Ces goulags pour animaux aux conditions d'élevage très dures pourraient disparaître si l'on devenait végétariens » [7] !

Les affirmations de ces personnalités sont marquées par « l'industrialisme » cher à Jean-Baptiste Colbert qui naquit avec la révolution mécaniste. L'agriculture dorénavant fut sacrifiée pour éviter les hausses de salaires dans les manufactures. La science devait venir à bout de la culture. Aussi, le paysan est-il dénigré. D'après Antoine Furetière [8], « paysan, paysanne est un roturier qui habite dans les villages, qui cultive la terre et qui sert à tous les mesnages de campagne. Les paysans sont ceux qui supportent les charges de l'État, qui payent la taille, qui s'acquittent des corvées... Les paysans qui sont riches sont fort malins et insolens ? Ce mot vient de latin paganus... On appelle figurément un homme grossier, rustique, incivil, mal-propre, un paisan. Ce noble de campagne est encore un vrai paisan. La plupart des Pédants tiennent encore du paisan... »

Tout au long du XIXe siècle et du début du XXe, épousant les progrès de la machine et de la chimie, à la certitude que l'animal n'était qu'un matériel, un produit, une « zootechnie », le dénigrement du paysan prochainement rendu inutile grâce à la science, se poursuit.

Ainsi naissent pour désigner le paysan : cul-terreux (1869), pedzouille (1886) suivant rustre (1800), péquenot ou péquenaud (1905), plouc ou plouk (1936) [9]... selon le Petit Robert.

« Les Trente Glorieuses » vont assurer de 1945 à 1975 le triomphe de l'édification de « la Cité radieuse » promise par le scientisme.

En cinquante ans furent balayés dix mille ans d'histoire de l'élevage paysan en France !

Nous possédions encore, en 1970, 7 200 000 vaches laitières réparties dans 800 000 élevages ; en 2001, il ne reste plus que 116 000 producteurs pour 4 100 000 vaches laitières ! Or, l'industrialisation du vivant fait que la collecte de lait est supérieure de 20 % à celle de 1970 ! Aussi, la prospective prévoit-elle 75 000 éleveurs en 2010 avec toujours plus de lait.

En effet, la vache laitière qui donnait deux à trois mille litres de lait par an pendant un long cycle de lactation, en donne plus de sept mille en 2000 mais seulement... pendant deux cycles et demi de lactation.

« Cette forcerie intensive se révèle à l'origine d'importantes altérations de son état de santé et de comportement. La fréquence des mammites et des boiteries augmente avec le niveau de production pour affecter jusqu'à un animal sur deux dans les élevages les plus productifs. » [10] Ce qu'observe le contrôle laitier d'Indre-et-Loire pour l'année 2001 dans son chapitre « La qualité du lait, comptages leucocytaires » : 9 % des élevages sont considérés « sains », 43 % en situation « préoccupante », 48 % en situation « grave ».

En quelques décennies, les formateurs des acteurs de l'agriculture transforment le paysan, polyculteur-éleveur, en technicien supérieur, affilié à une filière spécialisée et intensive. L'animal, pour le zootechnicien n'est qu'un matériel à améliorer sans cesse.

Ainsi, l'exploitant agricole reçoit-il les ordres d'ingénieurs bovins, ovins, caprins, porcins, ... Les animaux, athlètes mécanisés de la productivité sont aujourd'hui atteints de maladies dites de civilisation.

Par la folie et autres maux, ils appellent les humains à l'aide.

Les pays qui, jusqu'à ce jour, traitent les animaux comme des machines, s'émeuvent.

Les Pays-Bas, par la voix de leurs scientifiques, « prônent une réforme fondamentale du modèle intensif et suggèrent que les vaches pâturent dans les prairies afin de pouvoir exprimer leur comportement naturel ». [11]

Le centre des sciences agricoles du Danemark découvre en 1999 [12] que la vache n'est pas une machine à produire du lait mais bien un être vivant, sensible, « sensé, habile, peut-être plus intelligent que le chien. »

Les Etats-Unis tirent à leur tour le signal d'alarme. « Le modèle intensif se fissure, titre L'éleveur laitier de mars 2002. La fameuse vache ultra performante Holstein qui a conquis l'Europe est menacée. Elle est affaiblie par la consanguinité et frappée par les maladies de civilisation. Les dérives de l'agriculture intensive alertent l'opinion. Aussi, des ONG se battent-elles pour promouvoir une agriculture durable sur des exploitations familiales... »

En France, l'Inra se joint au mouvement américain et européen qui condamne l'élevage industriel en publiant Les filles d'Ariane et Les animaux d'élevage ont-ils droit au bien être ? [13]

Dans Analyse généalogique des races bovines laitières françaises [14], trois chercheurs, D. Boichard, L. Maignel et E. Verrier avertissent : « On peut considérer que la population actuelle de chaque race est assimilable, en terme de variété génétique à une population de quinze à trente animaux complètement indépendants. On ne peut se faire plus éloquent : les trois millions de vaches Holstein équivalent au plan de la diversité génétique à trente vaches pas du tout apparentées ! »

Aux Pays-Bas, en 1996, 1 700 000 paillettes du taureau Sunny-Boy avaient été vendues et ce mâle était le père de cinq cents mille femelles...

Face au désastre de l'élevage intensif des animaux qui a éliminé ou rendu malades hommes, animaux, milieu, des scientifiques réagissent. L'Inra décèle que friches et broussailles sont un paradis pour les brebis... mais à condition de leur montrer le chemin [15].

L'élevage pastoral, en effet, ne peut se réaliser sans la conduite des troupeaux par des bergers expérimentés qui ont disparu au cours des Trente Glorieuses, rejetés par l'enseignement agricole. « L'agriculture est un art qui se fonde certainement plutôt sur la pratique, sur l'expérience, que sur la science » s'écrie en vain le député de Vendée Luneau, lors du débat du 3 octobre 1848 sur la paysannerie et l'enseignement agricole. [16]

À la suite de l'échec de la première tentative d'élevage industriel des chèvres au cours du XIXe siècle [17] et d'autres expériences malheureuses, Gustave Flaubert nous met en garde : « La science est faite suivant les données fournies par un coin de l'étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu'on ignore, qui est beaucoup plus grand et qu'on ne peut découvrir. » [18]

Aussi, nous faut-il avoir l'humilité de réapprendre le savoir et le savoir-faire paysans, transmis depuis dix mille ans, de génération en génération, dans notre pays.

Faisons appel au savoir des paysans rescapés du cataclysme productiviste ainsi qu'aux livres.

Paul-Louis Courier, par sa traduction des Pastorales de Longus nous est d'un grand secours.

Cette poétique histoire d'amour entre Daphnis et Chloé, élevés aux pis d'une chèvre et d'une brebis, nous rappelle qu'hommes et animaux ont la vie, la fécondité, ont besoin de se nourrir, d'aimer et d'être aimés pour s'épanouir et traverser l'existence en bonne santé. Ils ne sont pas du matériel, des produits, des ressources humaines ou animales à la botte de chasseurs de tête ou de technocrates.

Chevriers, bouviers, bergers, savent que les animaux domestiques doivent être attachés à des maisons et à des maîtres et maîtresses.

« Ils prennent plaisir à la douce mélodie de la flûte » et prospèrent quand le berger ou la bergère leur parlent, les dirigent, tout au long du pâturage ou du parcours, tiennent compte de la saison et des heures de la journée pour qu'ils ruminent en paix dans des dormoirs comportant sources ou rivières afin qu'ils puissent se désaltérer. Daphnis élève ses chèvres en obéissant à leurs droits immémoriaux qui leur garantissent « Bois, herbage, feuillage, ramage ». Tout au long de la pastorale, Daphnis et Chloé, en couple amoureux, chantent le lait nourricier qui ne peut jaillir sans les jeux de l'amour, la merveille de la naissance et la tristesse de la séparation. Aussi, savent-ils qu'humains et animaux sont soumis aux mêmes joies et aux mêmes maux sur cette terre. La compagnie des animaux sacrés fait rêver et méditer Daphnis et Chloé ; elle les enracine en la protection « d'une goulée de benace » pour reprendre l'expression de Paul-Louis Courier [19] et ouvre leur esprit sur le monde.

Puissent nos responsables et décideurs politiques et agricoles lire et relire Les Pastorales de Longus [20] traduites par Paul-Louis Courier, afin de transformer l'exploitation industrielle des animaux en un élevage paysan, fier de ses dix mille ans d'histoire en France.

Jean Domec, 2003


[1] 1637.
[2] 1850.
[3] Dictionnaire d'agriculture Barral, 1892.
[4] Editions L'Harmattan.
[5] in La Nef, n°2, 1962.
[6] Editions Gallimard.
[7] Agro-presse, janvier, 1995.
[8] Dictionnaire universel, 1690.
[9] 1880 en Bretagne.
[10] Les filles d'Ariane, Inra éditions, 2000.
[11] L'éleveur laitier, 2001.
[12] Ibid.
[13] Inra, éditions 2000 et 2001.
[14] Inra, Production animale, 1996.
[15] Terre de Touraine, 5 avril 2002.
[16] Les enjeux de la formation des acteurs de l'Agriculture, 160-1945, Educagri, 1999.
[17] 18 000 chèvres enfermées par ateliers dans des stabulations au Mont d'Or près de Lyon. Innovation vantée par G. Bruno en 1877 dans Le Tour de France par deux enfants.
[18] Bouvard et Pécuchet.
[19] Voir Lettre VI au Censeur.
[20] L'élevage en France, Educagri, 1999.




Loading

édité par Christian Domec - xhtml - css - roseau - stat - rss - màj - m@nuscrit - potière

les penchants du roseau - journal des penchants du roseau